Le désir du désir
Pendant près d’un an, les enfants d’Israël ont campé au pied du Mont Sinaï. Durant ce temps ils ont construit le sanctuaire et se sont placés tout autour, en fonction de leur appartenance à telle ou telle famille de Lévi ou à l’une des douze tribus d’Israël. Ils sont enfin prêts à traverser le désert en direction de la Terre de Canaan. Mais dès leurs premières étapes, ils expriment des mécontentements. Des reproches sont formulés à l’égard de Moïse et de l’Eternel. Finalement, cette génération libérée de l’esclavage égyptien, est condamnée, en raison de sa conduite, à périr dans le désert.
En quittant le Mont Sinaï, le peuple d’Israël est suffisamment organisé et préparé pour entrer en Terre de Canaan. Cependant en leurs fors intérieurs les enfants d’Israël ne sont pas disposés à aller de l’avant. Les querelles et les rebellions qui se produisent dans le désert sont l’expression de leurs multiples appréhensions, à l’aube de l’extraordinaire et terrible histoire qui commence avec eux. Intéressons-nous aux deux premières crises. Le peuple commence par se lamenter mais la Tora ne nous dit pas ce qu’il dit (Nombres, 11, 1) :
“Le peuple affecta de se plaindre amèrement aux oreilles de Dieu. Dieu l’entendit et sa colère s’enflamma, le feu de l’Eternel sévit parmi eux, et il dévora les dernières lignes du camp.”
Le peuple ne formule pas une critique précise. Il ne l’ose peut-être pas mais surtout il ne peut pas le faire car il ne sait pas précisément ce qui ne va pas. En quittant le Mont Sinaï une atmosphère confuse de mécontentement s’installe. Dieu réagit immédiatement, ce qui semble délier les langues (11, 4) :
“Or, le ramassis de gens qui était en son sein [du peuple d’Israël] désira un désir. A leur tour les enfants d’Israël se remirent à pleurer : Qui nous donnera de la viande à manger. Nous nous rappelons du poisson que nous mangions gratuitement en Egypte, des concombres et des melons, des poireaux, des oignons et des aulx. Maintenant, notre âme est desséchée, plus rien, nos yeux ne voient plus que la manne.”
Cette deuxième crise est constituée de deux moments. Le ramassis de gens commence à désirer, mais l’objet de ce désir n’est pas exprimé. Ensuite les enfants d’Israël demandent de la viande, ne voulant plus de la manne. La viande n’est pas leur véritable revendication. Elle permet seulement d’exprimer leur malaise, leur opposition à l’ordre établi depuis la sortie d’Egypte, l’alliance du Sinaï et l’édification du sanctuaire. Leur vie était-elle réellement plus agréable en Egypte ? Comment peuvent-ils exprimer une nostalgie de cette époque ? Leur vie était rendue amère par un dur travail, leur souffle coupé, leurs mains dans le mortier et les briques et leurs garçons jetés au Nil ! Eux-même reconnaissent ne pas avoir mangé de viande en Egypte. Et s’ils ont mangé du poisson “gratuitement”, à quel prix l’ont-ils effectivement payé ? Quelle est donc leur réclamation ?
Libéré de l’esclavage égyptien, protégé et guidé par des nuées le jour et une colonne de feu la nuit, nourri chaque jour par la manne tombée du ciel sur une couche de rosée, le peuple d’Israël ne manque de rien dans le désert. Il n’a besoin de rien ; si ce n’est du manque lui-même. L’envie de ce que l’on ne possède pas est un besoin en tant que tel. Le désir est un plaisir par lui-même. Inondé de bienfaits divins, ce que le peuple désire c’est le désir lui-même.
En mangeant chaque jour de la manne, il se rassasient sans fournir aucun effort et sans même rien demander, grâce à Dieu. Mais leur existence s’efface peu à peu devant celle omniprésente et indispensable de Dieu. Si seulement il pouvaient manquer de quelque chose qu’ils puisent rechercher, atteindre, préparer et posséder grâce à eux ! Cependant, ils savent que même entouré de nuées, rien n’est donné gratuitement. Un effort leur est bien sûr demander. Ils doivent suivre l’alliance du Sinaï. S’ils perdent l’impression d’exister à cause de tous les bienfaits divin, ils doivent transformer leur existence, l’élever bien au dessus des simples désirs qui sont les leurs, la sanctifier pour que Dieu réside à l’intérieur de chacun d’eux. Or c’est précisément ce dont ils ont peur. En sont-ils vraiment capables et au bout de combien de temps, après combien de difficultés, d’erreurs et de recommencements ?
“Nous nous rappelons du poisson que nous mangions gratuitement en Egypte, des concombres et des melons, des poireaux, des oignons et des aulx.”
“Gratuitement”, nous dise nos sage, gratuitement des commandements. Nous voulons une vie avec ses petits tracas, ses manques et ses désirs. Mais nous n’avons rien de tout cela. la manne devant nos yeux nous rappelle toujours à nos responsabilités.
“Maintenant, notre âme est desséchée, plus rien, nos yeux ne voient plus que la manne.”
Toute société a des défis à relever, la paix avec les pays voisins, la sécurité à l’intérieur, la lutte contre la pauvreté et le chômage, la prospérité économique. Mais une fois tous ces objectifs atteints, ou presque, que reste-t-il à faire ? Quel idéal peut encore mener les gens au combat, déplacer les foules, donner un sens à la vie ? La tentation est grande pour certains de regretter amèrement le passé durant lequel il fallait peiner pour vivre. Quant à d’autres, ils sont en quête de nouveaux désirs, créés pour la circonstance sur les ruines des valeurs et des principes admis jusqu’alors. Ces derniers n’ont pourtant pas tort d’être encore assoiffés après avoir goûté et abusé des meilleurs breuvages, gâtés plus qu’aucune génération avant eux. Le défi qui reste à relever est le plus merveilleux, continuer à aller de l’avant quant on possède tout. Se diriger vers une terre nouvelle qu’il reste à découvrir, à posséder, habiter, labourer, semer et moissonner comme on ne l’a jamais fait auparavant. Il nous reste encore et pour longtemps à récolter les fruits d’une existence plus juste, plus riche et plus intense.
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